ETAT D'URGENCE ICI, ÉTAT DE GUERRE LÀ...
Paris / La Gazette
Un article remarquable, remarquable par tous les stéréotypes journalistiques véhiculés par la presse française, a été publié le 16 mai dernier par un malheureux rédacteur du quotidien Le Figaro. De temps à autres, des articles de même calibre apparaissent dans les journaux parisiens comme des boutons de fièvre. On ne peut pas dire qu’il se soit surpassé. Non. Il traîne péniblement sa petite caisse de poncifs. Il a fait le travail demandé, il a puisé dans le fond habituel de la rhétorique de la diaspora arménienne, son directeur de rédaction est rassuré et les actionnaires ronronnent.
On y apprend pour la énième fois que l’Azerbaïdjan serait un des régimes les plus autoritaires du monde et que la famille Aliev tente de s’y ériger en dynastie avec l’appui de clans intéressés et fidèles. A Erevan, en Arménie, des individus se sont introduits dans la salle du Parlement et ont mitraillé des députés en 1998. En 2018, dans les rues de cette même ville, la police a tiré sur des manifestants dont certains ne se sont jamais relevés. Où sont les trainées de sang laissées par ce régime en Azerbaïdjan qualifié d’un des régimes les plus autoritaires du monde ? On aimerait qu’un envoyé spécial soit dépêché à Bakou pour enquêter. Il en va ainsi des calomnies et des travaux journalistiques bâclés depuis plus de trente ans, les espoirs sont minces.
Le fin limier nous enseigne doctement que le régime Aliev règne sans partage. Et hop !, un petit coup de morale républicaine. Pour nous en tenir à la situation présente en France, le Président Macron partage-t-il le pouvoir ? Des millions manifestent dans les rues contre la réforme du système des retraites depuis des mois et quel est le résultat ? Rien. Des hématomes et le recours à l’article 49.3 de la Constitution. Alors, quel partage ? Des millions avaient manifesté contre le mariage homosexuel sous le Président Hollande. Pour quel résultat ? Des contusions, des familles à poussettes gazées et le vote de cette nouvelle loi. Décidément… ! Cher rédacteur du Figaro, le pouvoir ne se partage pas, jamais. Il s’exerce dans le cadre juridique des institutions et les lois. C’est parfois pénible, assurément…
Contrairement aux idées reçues, l’Azerbaïdjan dispose de partis d’opposition, dont certains siègent au Parlement, et 37 députés sont indépendants et non-inscrits, une multitude de journaux et de sites internet s’affichent sans ambages, ne vous en déplaise. Et cette opposition sait se faire entendre, ses critiques sont mordantes à l’occasion. Mais pour savoir cela, il faut un peu travailler ses dossiers, Monsieur le rédacteur du Figaro ! En France aussi, il existe une opposition, semble-t-il… Mais qui a entendu en France des voix politiques dissonantes sur des problèmes lourds, la question du Covid 19 ou l’implication du pays dans la guerre en Ukraine. On tend l’oreille, en vain. Le Président a déclaré que son pays était " en guerre " contre l’épidémie et un état d’urgence sanitaire a surgi. En Ukraine, la France est " partie prenante ", mais elle n’est pas " co-belligérante ". Essayez de comprendre… ! La France fournit des armements mais n’a pas déclaré la guerre, ni le Parlement, ni l’oppositon n’ont eu de mot à dire. Partage du pouvoir, autorité sans partage ? Ou Etat autoritaire qui s’engage dans des opérations militaires extérieures sans vote du Parlement ?
Cher Monsieur, rappelez-vous que l’Azerbaïdjan est en état de guerre depuis les premières heures de sa déclaration d’indépendance en 1991. Pas seulement en état d’urgence, en état de guerre. 20 % du territoire était occupé et environ 700.000 réfugiés et déplacés essayaient de survivre au traumatisme d’une épuration ethnique dont on attend de lire les échos dans votre journal. L’exode, dans la France de 1940, n’a duré que quelques semaines pour la plupart et les gens sont rentrés chez eux. Dans notre cas, le retour des populations était impossible. Dans des circonstances d’état de guerre, même gelé par un cessez-le-feu, un Etat n’a pas la même souplesse d’action démocratique qu’un Etat installé dans la paix. De nombreux ennemis extérieurs étaient tentés de capitaliser sur les souffrances à l’intérieur du pays. Malgré cet énorme état de choc, le régime prétendument si autoritaire n’a jamais fait couler le sang. Personne n’y a perdu un œil ou une main du fait d’une quelconque répression comme dans la démocratique république des Gilets Jaunes.
Dans la France en guerre entre 1914 et 1918, quelle latitude l’opposition avait-elle ? On ne parlait plus que d’union nationale, illustrée par une " chambre bleu-horizon ", tous les regards tournés vers le front. Nous avons vu ici en France des livres et des articles de journaux parsemés d’espaces blancs dans les colonnes. La censure ne se cachait pas. Dans l’Azerbaïdjan en guerre depuis trente ans, on ne connaît pas cela. Vous souviendrez-vous, Monsieur le rédacteur du Figaro, que le chef de file des pacifistes français en 1914, Jean Jaurès, a été assassiné juste avant la déclaration de guerre, que l’auteur a été reconnu coupable de meurtre par les tribunaux et qu’il a finalement été acquitté par le jury populaire de la Cour d’Assise et qu’il ressorti libre. En Azerbaïdjan , aucun pacifiste n’a été abattu d’un coup de revolver.
Monsieur le rédacteur, encore une fois, travaillez vos dossiers si vous le pouvez et si la rédaction de votre journal vous en laisse le loisir. Nous sommes habitués au dénigrement des médias et aux autres formes d’injustice dont nous sommes accablés depuis trente ans. Les platitudes que vous égrainez ont été répétées mille fois avant vous et elles sont sans effets. La Vérité et la Justice ne sont pas si faciles à ébranler...
Par Junien Lagrange