L´après guerre au Karabagh et les défis d'une paix qu'il reste à construire (Interview exclusive avec Sébastien BOUSSOIS)
Paris / Lagazetteaz
Dans cette interview exclusive, Sébastien BOUSSOIS, Docteur en sciences politiques, chercheur Moyen-Orient relations euro-arabes/ terrorisme et radicalisation, enseignant en relations internationales, collaborateur scientifique du CECID (Université Libre de Bruxelles), de l’OMAN (UQAM Montréal) et de SAVE BELGIUM (Society Against Violent Extremism), aborde les perspectives postconflit au Karabagh, ainsi que la dynamique des bonnes relations entre la France et l'Azerbaïdjan dans divers domaines.
« Dans la logique de politique de voisinage de l’UE, dans la logique du fait que l’Azerbaïdjan soit au Conseil de l’Europe, dans la logique des Européens qui n’ont pas de problème à organiser l’Eurovision à Bakou, il est important de continuer à soutenir la relation entre l’Europe et l’Azerbaïdjan. »
Lagazetteaz : Récemment, le site français « Le Journal Général de l'Europe » a publié votre article d'investigation sur la participation supposée de citoyens français dans les combats menés par les Arméniens contre l'Azerbaïdjan en violation des normes et principes du droit international. Comme vous l'avez également mentionné dans votre article, une enquête préliminaire avait déjà été lancée dans ce sens. A votre avis, quelle est la menace (danger) future pour la France et le Caucase si ces personnes restent impunies ?
Sébastien BOUSSOIS : Il est urgent d’essayer de rééquilibrer le débat, qui est très polarisé en France, parce qu’on a beaucoup parlé de l’Azerbaïdjan, de son soutien par la Turquie et du concours prétendu d’individus divers pour mener la guerre. Ce que je voulais faire, c’est montrer qu’il y a un deséquilibre énorme dans le traitement de l’information en France, vous le savez, en particulier, parce que l’influence notamment pro-arménienne dans les médias est extrêmement importante. Du coup, vous n’avez qu’un narratif qui émerge. Or, il y a eu un certain nombre d’actes qui ont été commis et qui sont condamnables par le droit international du côté arménien, et par le fait d’individus venus depuis la France. Vous venez de l’évoquer, c’est le cas de quelques dizains d’individus français ou non, en tout cas d’origine en générale arménienne, voire des binationaux, qui se trouvaient déjà fichés « S », et qui sont partis : c’est-à-dire des individus, qui soit ont déjà été condamnés par la justice pour des délits divers, notamment d’apologie du terrorisme, soit étaient déjà suivis pour radicalisation ou incitation à l’extrémisme violent. Ce sont donc bien des individus qui sont partis depuis la France pour rejoindre les rangs de l’armée séparatiste pro-arménienne. Ça c’est illégal, car ce n’est en rien une armée régulière que les binationaux seraient autorisés par Paris à rejoindre. Cette armée séparatiste n’est pas reconnue par la communauté internationale et Erevan a toujours prétendu ne pas apporter son concours à cette dernière.
Ces personnes sont parties depuis la France à l’automne 2020 jusqu’à Erevan pour ensuite être acheminées jusqu’au Haut-Karabagh afin de combattre les Azerbaïdjanais. C’est un problème pour la France. Car s’il y a des binationaux dedans, qui ont le droit de combattre sous les couleurs d’un drapeau étranger, cela n’était pas le cas de tous les individus qui sont partis. Il y avait des Français français, qui avaient une sympathie à un moment pour l’Arménie, et qui sont partis pour combattre là-bas. Et surtout ce sont des gens qui sur place se sont habitués à l’emploi de la violence, à l’utilisation d’armes, dans une logique de tuer. Quand ils vont rentrer en France, peuvent-ils le faire comme si de rien n’était ? La justice française a du coup commencé à se pencher sur le sujet et à appréhender un certain nombre d’entre eux à leur arrivée dans les aéroports hexagonaux à leur retour d’Arménie. C’est pour ça qu’il y a eu l’ouverture d’une enquête afin qu’ils soient arrêtés aux frontières à Paris et ensuite, en fonction de cette enquête, qu’on évalue quelles sont leurs responsabilités, quels sont leurs délits, et quels sont, s’il y a délits avérés, comme la promotion du terrorisme ou l’utilisation de la violence, la sanction judiciaire à prendre contre ces individus-là. Je pense qu’en plus, dans le contexte où l’Arménie a perdu, il peut y avoir des risques de vengeance ou de manifestation violente, y compris dans l’hexagone, de la part de ces derniers, voire de vengeance contre les musulmans, quels qu’ils soient.
Lagazetteaz : Comment voyez-vous l'instauration d'une paix durable dans la région du Caucase du Sud après la récente déclaration d'un cessez-le-feu entre l'Azerbaïdjan et l'Arménie, avec la médiation de la Russie ?
Sébastien BOUSSOIS : Je dirais que c’est une bonne nouvelle après 27 ans d’une guerre qui a fait des milliers de morts. Après, une situation tragique où, d’un côté comme de l’autre il y a eu des drames humains, y compris pour les civils arméniens qui ont du fuire récemment, et ont été instrumentalisés par leur classe politique, en les maintenant dans un territoire non reconnu leur par les Nations Unies depuis 1994.
C’est avant tout un drame humain. Les 800 000 Azerbaïdjanais qui ont été chassés de la terre du Karabagh entre 1992 et 1994 sont loin de chez eux depuis trente ans. Ici, nous en avons rencontré un certain nombre à Bakou, comme à Aghdam ou Zenguilan, ou de Goubadli, et qui espèrent pouvoir rentrer au plus vite et reconstruire leur maison. Il y a deux choses ; un- il y a le fait qu’une paix entre deux Etats sous égide et avec le soutien d’un pays comme la Russie existe. C’est déjà le retour de la possibilité de la Russie, comme puissance médiatrice, dans un conflit régional qui ne trouvait aucune issue avec le groupe de Minsk, dont font aussi partie les Américains et les Français. Mais l’essentiel, je pense, pour les Azerbaïdjanais, sans présence russe excessive, c’était de récuperer le Karabagh et d’aspirer à la paix et la construire désormais avec les Arméniens. Il fallait pour Bakou, récupérer rapidement le Karabagh; ce fut fait au bout de 44 jours et éviter qu’il y ait encore plus de drames humains, de violences et de morts.
Le deuxième point, lorsqu’on vous parle de paix durable, c’est celle qui doit se construire au delà d’un accord sur le papier. Il va falloir maintenant qu’une paix stable s’installe dans les esprits, une paix entre les sociétés. Aux politiques d’être intelligents. Est-ce que les uns et les autres vont le vouloir? C’est une question. Les gens que l’on a rencontrés ici, à Bakou, dont le ministre de la Culture, Anar Karimov, et le conseiller diplomatique de la République d’Azerbaïdjan, Hikmet Hadjiyev, appellent à apaiser les choses et normaliser les relations du pays avec les Arméniens, y compris ceux restés au Karabakh. Cela reflète aussi la diversité culturelle et ethnique de l’Azerbaïdjan, c’est un héritage et une tradition. Et, ces Arméniens doivent devenir une minorité acceptée comme toutes les autres dans le pays. Du temps de l’URSS d’ailleurs, les relations étaient bonnes entre les deux communautés. Beaucoup espèrent qu’avec le temps, on y revienne. Maintenant, est-ce que, du côté arménien, ce sera la même chose? Je pense qu’il va falloir beaucoup de temps pour eux pour accepter la situation, en espérant qu’il n’y ait pas à un moment, un autre Premier ministre revanchard, un revirement politique brutal rompant l’accord signé en novembre dernier, ou des sentiments exacerbés dans la population de vengeance attisés par la classe politique arménienne. Il ne faudrait pas voir émerger une nouvelle Allemagne humiliée outre-mesure dans la région. On connait la suite de l’histoire pour le monde.
Et, du côté azerbaïdjanais, il va falloir énormement de temps pour se réapproprier le Karabagh, d’un point de vue pratique, c’est-à-dire déminer, reconstruire, accueillir ses populations et faire du Karabagh une terre accueillante, une terre de tourisme, une terre de villégiature; c’est-à-dire où les gens viendront au Karabagh pour faire du tourisme ou se reposer en vacances. Il faudra un vrai soutien public pour que ces réfugiés puissent reconstruire leurs maisons et que ça se fasse dans un cadre légal et pas de façon anarchique au risque de dégrader la région. Le Karabagh est avant tout un paradis naturel et il devra être préservé. Pourquoi ne pas aussi en faire une grande réserve naturelle protégée, symbole de paix?
Le dernier point essentiel, c’est l’urgence de réintégrer le Karabagh et le Nakchivan, la province de l’Azerbaïdjan exclavée, dans une dynamique nationale et régionale. Ça doit être le but du corridor qui partira de Zengilan et qui va pouvoir relier pour la première fois depuis des décennies l’Azerbaïdjan et sa province du Nakchivan sans devoir passer dorénavant par l’Iran. Au delà, c’est permettre à l’Azerbaïdjan de s’inscrire encore plus durablement dans ce projet mondial, de la Route de la Soie chinoise et qui servira économiquement aussi l’Arménie qui en a bien besoin.
Cette coopération régionale économique va aider aussi l’Azerbaïdjan à être, à mon avis, encore plus acceptable à l’égard des Européens, parce qu’il faut que les Européens viennent aussi y voir ce qu’il s’y passe. L’Arménie ne peut pas juste rester le grand perdant de l’histoire et dans un état de pauvreté accru. Nos concitoyens passent leur temps au Maroc, en Tunisie, ils passent leur temps à critiquer les musulmans, à dire que l’islamisme est partout, et ils ne connaissent rien de l’Azerbaïdjan, un pays musulman et laïc, ultra moderne à l’européenne et ultra-dynamique, où tous les grands architectes internationaux par exemple se pressent. Voilà un dernier élément important dans cette histoire de paix et qui peut inspirer d’autres modèles.
Lagazetteaz : Dans les territoires de l'Azerbaïdjan, qui avaient été autrefois occupés par les Arméniens et détruits pendant près de 30 ans, une nouvelle ère commence - une période de renaissance de ces territoires et la réalisation de la réconciliation entre les deux peuples. Que pouvez-vous dire à ce sujet ?
Sébastien BOUSSOIS : Il faudra véritablement savoir d’une part ce qu’il est possible de faire comme politique de reconciliation au niveau national et régional. Comme je le disais précédemment, il y a les traités et puis la réalité entre les peuples. Il faudra aussi prêter attention à la manière dont vont être intégrés les Arméniens restants dans le Karabagh. Et enfin régler la question durable de la normalisation des relations et la question des frontières entre tous ces pays voisins. Tout va se jouer dans les cinq prochaines années. Ce sont beaucoup de défis à relever mais cela vaut le coup pour la sécurité de la région avant tout.
Lagazetteaz : Quelle est l'importance du déblocage des relations économiques (stipulé dans la déclaration trilatérale du 11 janvier dernier) entre l'Arménie et l'Azerbaïdjan pour la région ?
Sébastien BOUSSOIS : Je ne connais pas les détails, mais de toute façon, toute construction durable d’une paix entre deux pays passe par l’économie. C’est d’ailleurs en général ce qu’on met en avant dans la manière d’essayer de régler depuis des décennies la question épineuse de la paix entre Israël et la Palestine. L’essentiel serait que les deux pays s’y retrouvent économiquement afin d’éviter de développer des frustration d’un pays par rapport à l’autre. Si la Palestine s’y retrouve économiquement, Israël aussi: la paix en général arrive de facto, parce qu’il n’y a pas de frustrations économiques, pas trop de déséquilibres entre deux peuples voisins condamnés à vivre ensemble. Le problème avec l’Azerbaïdjan et l’Arménie est le même. Les échanges doivent reprendre, mais il y a un très gros désequilibre économique entre les deux. L’Azerbaïdjan est devenu un petit dragon du Caucase, l’Arménie c’est un pays pauvre, c’est un pays enclavé, c’est un pays qui économiquement n’a pas grand chose, et qui, à mon avis, compte économiquement du coup beaucoup sur sa diaspora. D’où, du coup, l’importance démesurée de l’influence de sa diaspora dans les affaires internes, politiques également. L’Azerbaïdjan est devenue une puissance économique régionale, qui compte sur le pétrole et le gaz, mais doit aussi s’inscrire et s’inscrit déjà dans cette dynamique de diversification de l’économie pour les trente années à venir à travers l’agroalimentaire, par exemple. Le tout pour que le pays ne depende pas uniquement des hydrocarbures. Si les échanges se dynamisent entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan, et que l’Arménie y trouve son compte, c’est-a-dire que, certes elle perd le Karabagh où elle n’a rien fait, n’a rien investi économiquement, et a tout détruit, mais qu’elle s’enrichit à l’avenir pour son propre pays, la paix peut durer.
L’Azerbaïdjan a aujourd’hui la capacité de dynamiser tout cet ensemble régional et en faire un pôle d’attraction touristique, économique, culturel.D’autant que les touristes qui viennent en général se rendent déjà à Tbilissi, Bakou et Erevan.
Je pense que ce qui sera intéressant d’un point de vue économique aussi, c’est d’essayer conjointement, parce qu’il n’y aura pas le choix, de classer à l’UNESCO l’ensemble du patrimoine religieux du Karabagh, c’est-a-dire les lieux musulmans comme les lieux des chrétien. Pour faire peut-être du Karabagh un symbole du patrimoine religieux mondial ou un lieu phare de la coexistence des religions dans le monde. Je pense que tous ces éléments-là permettront une accélération des relations humaines entre les deux pays, et peut-être une baisse petit-à-petit avec le temps du sentiment de frustration et de vengeance des Arméniens.
Lagazetteaz : L'Azerbaïdjan est déjà reconnu dans le monde entier en tant que producteur de pétrole et de gaz Quelle est l'importance de l'Azerbaïdjan pour l'Union européenne dans le cadre du Partenariat oriental ?
Sébastien BOUSSOIS : Je crois que dans la logique de politique de voisinage de l’UE, dans la logique du fait que l’Azerbaïdjan soit au Conseil de l’Europe, dans la logique des Européens qui n’ont pas de problème à organiser l’Eurovision à Bakou, il est important de continuer à soutenir la relation entre l’Europe et l’Azerbaïdjan. Ce dernier a quelque part culturellement un peu de l’Europe en lui, des racines communes qui peuvent toucher les Européens s’ils prennent la peine de s’y intéresser au delà des clichés et des préjugés. Le pays est un pays musulman, je le répète, qui est laïc et qui a une modernité sociétale, culturelle, visuelle évidente. Il suffit de se balader dans les rues à l’européenne de Bakou pour s’en rendre compte. Les femmes ne sont pas voilées, il n’y a pas d’appel à la prière dans les rues. Pour moi, c’est une ville à l’européenne, ce n’est pas une ville à la russe, ce n’est pas une ville du Maghreb non plus. Il y a des bâtiments de type hausmannien, voire art déco donc le tout est d’une grande richesse.
Quant aux relations propres avec la France, en réalité, elles sont en temps normal bonnes et ce au delà du gaz. D’un point de vue culturel, il y a le lycée français de Bakou, qui promeut la langue française et fait rayonner l’hexagone dans le Caucase, qui a ouvert il y a quelques années. Beaucoup d’officiels ici sont francophones. L’Azerbaïdjan d’ailleurs fait partie de l’Organisation Internationale de la Francophonie, ce n’est probablement pas un hasard. En juin 2020, le président Emmanuel Macron saluait la bonne santé des relations entre Paris et Bakou. La déclaration faite à l’occasion de la fête nationale de l’Azerbaïdjan figure toujours sur le site de l’Elysée, malgré le tropisme de Paris en faveur d’Erevan pendant la guerre. Car en réalité, Paris-Bakou, c’est une histoire ancienne qui avait été institutionnalisée du temps du président François Mitterrand et de Heydar Aliyev à la fin des années 1980.
Propos recueillis par Samid NASIROV