LE RETOUR DU GOUFFRE : CACHEMIRE, EAU ET LE SPECTRE D'UNE GUERRE

Paris / La Gazette
Il flotte un parfum de soufre sur l’Asie du Sud, une région où les conflits ne dorment jamais vraiment. Fin avril 2025, le thermomètre stratégique s’est brutalement affolé : un attentat sanglant à Pahalgam, dans le Jammu-et-Cachemire sous administration indienne, a coûté la vie à 26 civils, en pleine saison touristique. Une attaque revendiquée par le "Front de Résistance", vitrine plus présentable — mais tout aussi létale — de l’organisation terroriste Lashkar-e-Taiba, basée au Pakistan. Ce carnage n’est pas qu’un nouvel épisode dans la chronique noire du Cachemire : il pourrait bien être l’étincelle qui rallume l’incendie entre deux puissances nucléaires.
Au-delà du sempiternel différend sur le statut du Cachemire, c’est un cocktail explosif de tensions anciennes et de défis existentiels qui menace de tout faire sauter : gestion chaotique de l’eau, déséquilibres militaires flagrants, identités nationales en crise et régimes politiques fragilisés par la polarisation interne. Quand New Delhi a annoncé, pour la première fois depuis 1960, la suspension unilatérale du traité de l’Indus, négocié à l’époque sous l’égide de la Banque mondiale, c’est tout l’édifice de la sécurité hydrique du Pakistan qui s’est retrouvé menacé. Ce n’était pas un simple coup de pression diplomatique — c’était une gifle géopolitique d’une rare violence.
Islamabad, de son côté, n’a pas mâché ses mots : fermeture de son espace aérien aux vols indiens, gel quasi-total des relations diplomatiques, suspension des échanges commerciaux. Et sur la ligne de contrôle, les accrochages ont repris, quotidiennement, comme aux plus sombres heures d’avant l’accord de cessez-le-feu de 2021. On est passé du langage codé à celui des ultimatums. Le ministre indien de la Défense, Rajnath Singh, a promis des « frappes chirurgicales » contre les responsables de l’attentat, pendant que le ministère pakistanais des Affaires étrangères qualifiait toute tentative de blocage des eaux de l’Indus de véritable casus belli. L’équation devient limpide : chaque geste peut faire basculer la région du côté obscur, du côté d’un conflit ouvert.
Et ce n’est pas juste une querelle régionale. C’est tout l’équilibre stratégique de l’Eurasie qui pourrait vaciller. Le Cachemire est devenu bien plus qu’un point chaud : c’est une faille tectonique de la géopolitique mondiale, scrutée à la loupe depuis Washington, Pékin et les capitales du Golfe. Le moindre faux pas peut déclencher une avalanche.
Pahalgam : une allumette dans un champ de poudre
Le 22 avril 2025, en plein cœur des montagnes boisées de Pahalgam, haut-lieu du tourisme cachemiri, un bus de vacanciers a été mitraillé sans pitié. Femmes, enfants, familles entières : 26 morts, plus de 40 blessés. Une attaque aussi absurde que symbolique. On ne s’en est pas pris à un convoi militaire, ni à un poste de police — non, c’est la normalité qu’on a visée. La paix, le loisir, la détente. L’horreur a frappé là où on ne l’attendait pas. Et avec une précision qui ne laisse planer aucun doute sur les intentions des auteurs : provoquer un choc émotionnel massif, forcer la main à un gouvernement, faire exploser les digues de la retenue.
Les services indiens ont rapidement identifié les agresseurs : cinq hommes, dont trois porteurs de passeports pakistanais. Islamabad, comme à son habitude, a hurlé à la manipulation, dénonçant une « mise en scène de New Delhi ». Mais cette fois, l’Inde a sorti la carte rouge : l’heure n’est plus à la diplomatie feutrée.
Dès le lendemain, les décisions sont tombées comme des couperets : – retrait immédiat des diplomates indiens au Pakistan ; – expulsion de la moitié du personnel pakistanais à New Delhi ; – gel de toutes les procédures de visas, y compris les 11 000 déjà délivrés ; – retrait des forums bilatéraux, notamment le Conseil de coordination sur les eaux de l’Indus ; – et enfin, la bombe : suspension unilatérale du traité de l’Indus — jusqu’ici intouchable.
Réaction fulgurante à Islamabad. Le 24 avril, réunion d’urgence du Comité de Sécurité Nationale, présidée par le Premier ministre Shehbaz Sharif. Verdict : l’heure est grave, les mesures drastiques.
Parmi elles : – fermeture complète de l’espace aérien pakistanais aux vols civils et militaires indiens (coup dur sur les liaisons vers l’Europe et l’Amérique) ; – interruption de toutes les transactions commerciales avec l’Inde ; – rappel de l’ambassadeur pakistanais et expulsion des attachés militaires indiens ; – annulation des visas délivrés aux ressortissants indiens ; – menace explicite de dénoncer tous les accords bilatéraux si l’Inde persiste dans sa voie « de rupture du droit international ».
L’eau comme arme, la guerre en ligne d’horizon
On le sait peu en Europe, mais l’eau est la ressource la plus stratégique du sous-continent. Le Pakistan tire plus de 80 % de son irrigation du bassin de l’Indus. Et le contrôle de ses affluents est, de fait, entre les mains de l’Inde depuis la Partition. En remettant en cause ce fragile équilibre hydrique, Modi joue avec une ligne rouge que même les pires périodes de tension n’avaient osé franchir. C’est un changement de paradigme, une mutation inquiétante : l’eau devient outil de chantage, levier de pression, et possiblement, déclencheur de guerre.
Les précédents sont là : 2016, l’opération à Uri. 2019, le raid aérien de Balakot. À chaque fois, une montée aux extrêmes. À chaque fois, le précipice évité de justesse. Mais cette fois, le climat est différent : les élections indiennes approchent, et l’agressivité nationaliste est devenue une monnaie politique. Au Pakistan, c’est la survie même du fragile pouvoir civil qui dépend d’un front commun avec l’armée. La tentation de l’escalade devient un réflexe.
Le Cachemire est redevenu une poudrière. Mais cette fois, la mèche est déjà allumée. Et les pompiers du monde, eux, semblent bien loin.
La guerre des ondes, l’arme de l’image, et l’ultime levier de l’eau : l’Indus en otage
Un récit à vif de la fracture indo-pakistanaise, par un journaliste français enraciné dans la tradition du grand reportage
Mais pendant que les chancelleries s’affairaient à coups de rappels d’ambassadeurs et de ruptures d’accords, une autre bataille, tout aussi féroce, a éclaté : celle des écrans, des hashtags et des narratifs. Une guerre médiatique totale.
Côté indien, les chaînes en continu – NDTV, Republic TV, Times Now – ont dégainé les slogans comme des missiles : “No more tolerance”, “Terror has a postal code — Pakistan”, “Strike back now”. En quelques heures, les réseaux sociaux se sont transformés en chambre d’écho hystérique. Les hashtags #PunishPakistan, #Uri2.0, #ModiStrikesBack ont pulvérisé les compteurs, atteignant des millions de vues. Une marée digitale de colère et de patriotisme belliqueux.
Face à cette avalanche, Islamabad a sorti les griffes. Le ministre pakistanais de l’Information, Attaullah Tarik, a qualifié la campagne indienne de « terrorisme informationnel », accusant New Delhi de manipuler les émotions et d’orchestrer une vaste entreprise de diabolisation. Dans la presse pakistanaise, Dawn, The Nation, Express Tribune ont publié en rafale des tribunes accusant l’Inde de monter un scénario à la “Mumbai 2.0” — une mise en scène tragique pour justifier une escalade militaire.
Les réseaux sociaux — X (anciennement Twitter), Facebook, YouTube — sont devenus des champs de bataille numériques. De fausses vidéos ont pullulé : attaques montées de toutes pièces, extraits truqués de prétendues conversations entre terroristes, images floutées brandies comme preuves irréfutables. Résultat : les deux États ont limité l’accès à plusieurs plateformes, tout en s’accusant mutuellement de cyberattaques et de violations de « souveraineté informationnelle ». Un vrai chaos digital.
Sur le terrain, la tension est montée d’un cran. En Inde, de Jaipur à Mumbai, des dizaines de milliers de manifestants ont déferlé dans les rues, brandissant des pancartes appelant à « venger le Cachemire ». À Islamabad, Lahore ou Karachi, la réponse ne s’est pas fait attendre : les « Marches pour la souveraineté » ont galvanisé les foules, aux cris de « Halte au néocolonialisme indien ! », en soutien total à l’armée.
Un sondage du think tank ORF (Observer Research Foundation), publié le 25 avril, montre une majorité écrasante : 72 % des Indiens seraient favorables à des frappes militaires ciblées contre les bases terroristes présumées, y compris sur le sol pakistanais.
Et pendant que l’opinion publique s’enflamme, le gouvernement de Modi muscle sa posture. Selon le Hindustan Times, des unités spéciales – notamment les forces Garud – ont été redéployées en urgence au Cachemire, pendant que les drones de reconnaissance survolaient à haute fréquence la ligne de contrôle. L’armée indienne, déjà sur les dents, passe à la posture offensive.
La stratégie de la soif : l’Indus, instrument de guerre froide
Mais c’est peut-être en silence que l’attaque la plus insidieuse s’est lancée. Le 24 avril 2025, l’Inde a officiellement suspendu sa participation au Traité des eaux de l’Indus (IWT) — un accord fondamental signé en 1960 sous l’égide de la Banque mondiale. Une première historique. Ce traité, conçu pour sanctuariser l’accès à l’eau dans une région parmi les plus peuplées et les plus fragiles du monde, vole en éclats.
L’accord prévoyait une répartition des six rivières majeures : – L’Inde obtenait le contrôle de trois rivières orientales : Ravi, Beas et Sutlej ; – Le Pakistan héritait des trois occidentales : Indus, Jhelum et Chenab.
Mais toutes prennent leur source dans les contreforts himalayens, côté indien. En clair : New Delhi tient les robinets, Islamabad dépend des gouttes.
Quelques chiffres glaçants : – 80 % des terres agricoles pakistanaises sont irriguées grâce à ce réseau fluvial ; – 90 % de l’eau douce disponible dans le pays vient du bassin de l’Indus ; – 60 % de l’électricité nationale dépend de barrages hydrauliques liés à ces mêmes cours d’eau ; – Plus de 125 millions de Pakistanais — soit plus de 50 % de la population — vivent directement de cette manne ; – Selon le World Resources Institute, le Pakistan pourrait figurer parmi les cinq pays les plus exposés au stress hydrique d’ici 2030.
Dans ce contexte, la mise en garde du ministre pakistanais des Affaires étrangères Jalil Abbas Jilani — selon laquelle toute tentative de manipulation de l’eau sera considérée comme un acte de guerre — prend une tonalité tragiquement sérieuse. C’est une alerte de survie, pas une posture rhétorique.
Concrètement, un arrêt total des flux est impossible — l’Inde ne dispose pas de l’infrastructure pour bloquer ou détourner des milliards de mètres cubes. Mais elle peut : – cesser de partager les données hydrologiques, précieuses pour anticiper crues ou sécheresses ; – augmenter sa consommation d’eau pour ses propres barrages (notamment Baglihar, Kishanganga) et ses micro-centrales à venir ; – modifier le calendrier des lâchers d’eau, ce qui peut gravement perturber les périodes de semis au Pakistan (blé, riz, canne à sucre).
Pour l’ancien président de la Commission pakistanaise des ressources hydriques, Mehmood Azhar, il s’agit d’une crise nationale comparable à un blocus.
D’un point de vue juridique, l’affaire est floue : le traité ne prévoit aucune clause de suspension unilatérale. Et si l’Inde n’a pas ratifié la Convention de l’ONU de 1997 sur les cours d’eau transfrontaliers, elle est toujours tenue par le principe de non-causing significant harm. En s’en affranchissant, New Delhi envoie un signal inquiétant.
L’universitaire Romit Sengupta, professeur à Columbia, résume la portée du geste :
« Si l’Inde ouvre la voie au chantage hydrique, c’est toute la diplomatie des bassins fluviaux qui en prend un coup — du Nil à l’Amou-Daria en passant par le Tigre. »
Un précédent dangereux : le syndrome d’Uri
L’histoire bégaie. Le 18 septembre 2016, 19 soldats indiens sont tués lors d’une attaque à Uri, près de la ligne de contrôle. Dix jours plus tard, l’Inde lance sa première surgical strike de l’histoire — une opération de commando transfrontalière, censée détruire des bases terroristes sans pertes humaines côté indien.
Depuis, le modèle s’est imposé comme une nouvelle norme : frapper vite, frapper fort, frapper « proprement ». Mais en 2025, les enjeux sont d’une tout autre nature. On ne parle plus de représailles tactiques. On flirte désormais avec la stratégie du chaos.
Et dans ce jeu de poker nucléaire, la moindre erreur de calcul peut signer l’irréparable.
Une frontière franchie, un tabou brisé : vers une nouvelle ère d’instabilité nucléaire ?
L’accusation est tombée comme un couperet : selon Islamabad, l’attaque indienne du 28 avril est une pure invention. Une mise en scène cynique, orchestrée par New Delhi à des fins électorales. Mais au-delà de la controverse, un fait brut s’impose : pour la première fois depuis la guerre de 1971, des troupes indiennes ont officiellement franchi la Ligne de Contrôle — et ce, avec une déclaration publique à la clé. Un précédent explosif, qui abaisse dangereusement le seuil de tolérance à l’usage de la force. À l’avenir, chaque incident risque d’emprunter cette pente glissante.
Pulwama, Balakot : quand les avions parlent à la place des diplomates
Flashback : 14 février 2019, un kamikaze fauche 40 paramilitaires indiens à Pulwama, au Cachemire. La réponse est sans précédent : le 26 février, l’Inde bombarde un camp de la Jaish-e-Mohammed à Balakot, en plein Pakistan. Première frappe aérienne indienne sur territoire pakistanais depuis 1971. Islamabad réagit immédiatement : le 27 février, ses avions bombardent à leur tour des zones proches de la frontière. Un MiG-21 indien est abattu, son pilote capturé puis libéré — un geste d’apaisement stratégique qui permet de stopper l’escalade, mais révèle une mutation : l’espace aérien est devenu un nouveau théâtre d’affrontement, tout comme les vecteurs balistiques et les satellites.
Durant ces jours de haute tension, l’artillerie lourde s’est remise à tonner sur la ligne de contrôle. Il faudra attendre trois semaines pour une désescalade officielle — fragile, incomplète, temporaire.
L’atome dans la balance : dissuasion ou damnation ?
Sur le papier, l’équilibre est serré : entre 160 et 170 ogives nucléaires de chaque côté. Mais derrière les chiffres, des doctrines radicalement différentes.
– L’Inde proclame une politique de “No First Use”, sauf en cas d’attaque massive avec des armes de destruction massive. Une clause floue, qui ouvre la porte à des ripostes dévastatrices « disproportionnées ».
– Le Pakistan, lui, n’exclut pas un premier usage, notamment en cas d’invasion terrestre. Sa doctrine repose sur l’emploi tactique de petites charges nucléaires pour stopper l’avancée de l’armée indienne sur le Pendjab. Résultat : toute opération conventionnelle de New Delhi devient un pari existentiel.
Quelques données vertigineuses : – L’Inde est la 5e armée mondiale en effectifs, et 4e en budget de défense ; – Le Pakistan est la 6e puissance nucléaire en nombre d’ogives ; – Selon le SIPRI, les deux pays modernisent leurs arsenaux : l’Inde face à la menace chinoise, le Pakistan inquiet du renseignement israélien en appui à l’Inde ; – Le Bulletin of the Atomic Scientists estime que l’Inde possède 8 à 10 lanceurs mobiles de missiles Agni-V(portée : 5 000 km), pendant que le Pakistan développe les Shaheen-II (2 000 km).
Sur le front technologique, l’Inde déploie activement une doctrine cyber, avec un Commandement dédié et des simulations d’attaques sur barrages et réseaux énergétiques. Le Pakistan, lui, développe depuis 2023 un centre spatial militaire, avec l’aide de Pékin. Depuis 2024, les deux États disposent de satellites géostationnaires permettant une surveillance permanente des drones, missiles et mouvements d’unités.
Modi, les urnes et le nationalisme en ordre de bataille
Le Premier ministre indien Narendra Modi aborde les élections générales de 2025 avec une machine médiatique redoutable, mais des indicateurs économiques en berne : chômage à 7,8 %, inflation à 6,3 %, croissance agricole stagnante à 1,4 %. Dans ce contexte, la sécurité nationale, la souveraineté, et la lutte contre le terrorisme deviennent les piliers d’un récit électoral hyper-musclé.
Et à ce jeu, chaque crise avec le Pakistan devient un tremplin politique. Après Balakot (2019), après la suppression de l’autonomie du Cachemire (2019), après les escarmouches avec la Chine au Ladakh (2020), la popularité de Modi a toujours grimpé en flèche.
Aujourd’hui encore, le ton est martial. Le ministre de la Défense Rajnath Singh a tranché net :
« Nous ne ferons plus la distinction hypocrite entre État et acteur non-étatique. Un terroriste qui dort chez vous est votre soldat. »
Le ministère de l’Intérieur planche sur un projet de loi assimilant la complicité étatique avec le terrorisme à un acte d’agression armée. Une initiative plébiscitée dans les bastions électoraux, notamment l’Uttar Pradesh — 200 millions d’habitants, plus qu’au Brésil.
Pakistan : instabilité intérieure et pouvoir en uniforme
Le Pakistan, lui, ne prépare pas d’élections, mais traverse une zone de fortes turbulences. La pression vient de deux fronts : – D’un peuple épuisé par la flambée des prix (nourriture, carburant, électricité) ; – Et d’une élite militaire frustrée de voir le pouvoir civil dicter la diplomatie.
Le Premier ministre Shehbaz Sharif est en guerre froide avec les généraux, surtout depuis le départ du chef de l’ISI, Faiz Hameed, en 2024. Le retour du populiste Imran Khan, toujours assigné à résidence, ravive les fractures internes et affaiblit encore la gouvernance.
Dans ce chaos, l’ennemi indien devient le seul ciment national. Le chef d’état-major, le général Asim Munir, a haussé le ton le 25 avril :
« L’Inde a franchi le tabou de l’eau. C’est une agression stratégique. Nous nous réservons le droit de répondre par tous les moyens. »
Autrement dit, le conflit devient une planche de salut politique, un rideau de fumée face à une économie à l’agonie, et un message au monde occidental, Washington en tête, qui presse Islamabad de nettoyer ses réseaux djihadistes.
Radicalisation 3.0, guerre numérique et fantômes de réseaux combattants : l’autre front du Cachemire
Par un journaliste français enraciné dans les marges brûlantes de la géopolitique digitale
Aujourd’hui, le conflit entre l’Inde et le Pakistan ne se joue plus seulement à coups de canons et de raids aériens. Il se propage dans les recoins les plus obscurs du web, là où les avatars de gamers deviennent les nouveaux uniformes, où les mèmes sont plus viraux que les communiqués militaires, et où la radicalisation s’opère par écran interposé, pixel par pixel.
Selon Interpol et l’UNODC, plus de 25 réseaux numériques décentralisés seraient aujourd’hui actifs en Asie du Sud. Leur cible : les jeunes. Leur discours : simpliste, manichéen, toxique. Les ennemis sont désignés sans nuance : les kâfirs, les collabos sionistes, les traîtres au Cachemire. Et leur porte d’entrée dans l’univers mental des adolescents ? Des plateformes anodines : Discord, Reddit, TikTok, ou même les serveurs FPS.
Les groupes comme le Front de Résistance ou Jaish-e-Mohammed ont parfaitement intégré les codes de la Gen Z : vidéos montées à l’aide de synthétiseurs vocaux IA, avatars stylisés, hymnes remixés, et slogans choc — “Digital Mujahideen”, “Martyrs of Kashmir”, “Strike from shadows”. Résultat ? Des centaines de milliers de vues à Srinagar, Karachi, Lahore, parfois même à Birmingham ou Toronto.
Derrière cette guerre cognitive se cache aussi une économie souterraine. Le trafic d’opiacés venu d’Afghanistan, notamment de méthamphétamineet d’héroïne, alimente des cellules actives au Jhelum, à Rawalpindi, à Peshawar. C’est ce qu’affirme à plusieurs reprises le renseignement pakistanais. L’Inde réplique, accusant Islamabad de détourner des fonds humanitaires destinés aux réfugiés cachemiris pour financer des réseaux armés.
Les deux États se renvoient la balle : chacun accuse l’autre de sponsoring de proxy-guerres. Mais en réalité, les deux sont dépassés par l’évolution du terrorisme 2.0. Le monstre a muté : il est décentralisé, globalisé, memifié. Et cette mutation rend tout processus de désescalade hautement instable. Un simple post, une vidéo trafiquée, une rumeur de forum peut aujourd’hui devenir le prétexte à un retour aux armes.
Au bord du feu : entre guerre mesurée et apocalypse évitable
L’escalade indo-pakistanaise d’avril 2025 n’est pas la première. Mais elle pourrait être la plus complexe, la plus hybride. Le conflit ne concerne plus seulement la ligne de contrôle : il touche l’eau, les données, la souveraineté numérique, les chaînes d’approvisionnement. Alors, que peut-il se passer ? Vers où mène cette route sinueuse : vers une guerre maîtrisée ou vers un embrasement total ?
Scénario 1 : “Frappes ciblées” — le syndrome Uri/Balakot version 2025
C’est le scénario le plus probable, car déjà éprouvé. L’Inde mène des frappes aériennes ou des incursions commandos limitées, officiellement contre des infrastructures terroristes. En réalité, ce sont des signaux politiques. Les cibles pourraient être des camps dans le Cachemire libre (Azad Kashmir)ou à proximité de l’axe CPEC (China-Pakistan Economic Corridor).
Le Pakistan, de son côté, répliquerait avec des tirs d’artillerie, voire quelques frappes de missile à portée moyenne — sans viser de zones civiles pour éviter l’escalade incontrôlable. Puis, comme souvent, la pression diplomatique montera à Pékin, Riyad, Doha ou à l’ONU. Des pourparlers s’engageront. La tension retombera — temporairement. Jusqu’au prochain cycle.
Mais chaque cycle abaisse un peu plus la norme de l’inacceptable.
À suivre :
— Scénario 2 : conflit élargi par accident, ou "cascade incontrôlée"
— Scénario 3 : crise diplomatique gelée, mais militarisation permanente de la ligne de contrôle
— Scénario 4 : ouverture d’un front cyber-énergétique avec attaques sur les infrastructures hydriques ou électriques
— Scénario 5 : médiation internationale avec garantie tierce sur le traité de l’Indus
Le futur de l’Asie du Sud se joue désormais autant sur les terminaux numériques que dans les centres de commandement. Et la paix, elle, ne tient plus qu’à un fil algorithmique.