LES RAILS DE L'EMPIRE

Paris / La Gazette
Le ministère russe des Transports vient de jeter un pavé dans la mare en annonçant le coup d’envoi du projet de chemin de fer transafghan. Vu de loin, ça ressemble à un simple ruban de fer en plus sur l’échiquier post-soviétique. Mais en vérité ? C’est une manœuvre géopolitique, un coup de poker musclé pour rebattre les cartes du Grand Jeu en Asie centrale et méridionale. Loin d’un simple caprice logistique, Moscou s’arme ici d’un levier d’influence en béton, avec en ligne de mire une remise au pas des circuits traditionnels, longtemps tenus par le club anglo-saxon et ses relais régionaux.
Pourquoi maintenant ? Parce que l’heure est à la bascule. Entre une Russie cadenassée sous sanctions, une Inde qui retrouve ses galons de puissance géoéconomique, un Pakistan sur la corde raide, un port de Chabahar en pleine montée en régime, et des routes maritimes en vrac depuis le psychodrame du canal de Suez — l’Afghanistan change de statut. De pays à problème, il devient le chaînon manquant de l’Eurasie, la clef du coffre-fort continental.
Ouzbékistan & Turkménistan : entre rivalité douce et petites ententes entre amis
Côté ouzbek, la vision est claire depuis 2018 : dérouler une voie ferrée Tirmiz — Mazar-i-Sharif — Kaboul — Peshawar. Ce “corridor kabouli”, vu comme ticket d’accès à l’océan Indien via le Pakistan, a d’abord séduit Doha et Abu Dhabi. Un joint-venture, ADL Ulanish, est même né dans la foulée. Puis, patatras : les talibans reprennent la main à Kaboul en août 2021, et les rails restent dans les cartons.
Mais Tashkent ne jette pas l’éponge. En 2024, on remet le couvert avec de nouveaux protocoles d’entente signés avec les nouveaux maîtres de l’Afghanistan. Et, coup de théâtre en février 2025 : le vice-Premier ministre mollah Baradar est reçu à Tashkent, où il décroche une relance des études techniques pour le tronçon Hayratan — Hérat. L’Ouzbékistan semble prêt à bifurquer vers une option “route de Kandahar”.
De son côté, le Turkménistan trace sa propre voie, plus à l’ouest. En septembre 2024, les travaux démarrent entre Torghundi et Hérat, dans l’idée de connecter ensuite vers Kandahar et Spin-Boldak. Une ligne qui vise à la fois Téhéran via Khaf, et le Baloutchistan pakistanais. Officiellement neutre, Achgabat tisse en coulisse un triangle stratégique avec le Kazakhstan, l’Iran et le Qatar. Pas mal pour un pays qu’on disait replié sur lui-même.
La Russie : retour musclé sur la scène sud-asiatique
Longtemps frileuse vis-à-vis de l’Afghanistan, la Russie change de braquet depuis 2023. Des bruits de couloir chez RZD (les chemins de fer russes) laissent entendre un intérêt pour l’Afghanistan. En décembre 2024, Moscou met carte sur table : elle prépare le dossier technique d’un axe ferroviaire transafghan. Et là, tout s’éclaire. Deux itinéraires dans le viseur : un via le Turkménistan (Mazar — Hérat — Dilaram — Kandahar — Chaman), l’autre via l’Ouzbékistan (Tirmiz — Naibabad — Logar — Kharlaachi — Peshawar). Deux branches pour un même objectif : raccrocher la Russie au corridor international Nord-Sud, qui relie Moscou à l’Inde en passant par l’Iran et la mer Caspienne.
Moscou ne met pas tous ses œufs dans le même panier : pendant qu’elle muscle sa présence en Iran (tronçon Astrakhan — Rasht — Qazvin — Bandar Abbas), elle ouvre un itinéraire bis via l’Afghanistan. Objectif : se prémunir contre les turbulences — qu’elles viennent des pressions occidentales ou d’une tempête intérieure à Téhéran.
Afghanistan : nouvel épicentre de la bataille d’influence
Le régime taliban, qu’on le veuille ou non, est aujourd’hui le seul interlocuteur valable pour parler infrastructures. Pragmatique, Kaboul ouvre les portes aux investisseurs, en mode "clé en main". Mais attention, pas de chèque en blanc : les talibans jouent serré et font miroiter les mêmes projets à Moscou, Pékin, Tashkent, Achgabat et Islamabad. Résultat : une compétition à ciel ouvert, mais sur fond de realpolitik brutale.
Reste l’épine sécuritaire. Deux points chauds : le Baloutchistan côté pakistanais et la province de Helmand côté afghan. Des nids à groupes armés et autres factions incontrôlables. Pourtant, entre 2024 et 2025, le climat s’apaise peu à peu sur les axes-clés, notamment là où les tribus locales coopèrent avec les autorités.
Triangle sud-asiatique : Islamabad, Téhéran, New Delhi à la manœuvre
Islamabad mise tout sur le corridor kabouli, histoire de raccrocher Peshawar au wagon centre-asiatique. Mais le torchon brûle avec Kaboul : accrochages à la frontière, frappes ponctuelles — rien de très rassurant pour les investisseurs. Le plan B s’impose : Chaman — Kandahar — Hérat, une ligne plus tranquille, à l’écart des tensions pachtounes.
Téhéran, lui, déroule sa stratégie patiemment. Il relie Chabahar à Zahedan puis à Dilaram, tout en réhabilitant Khaf — Hérat. Main dans la main avec l’Inde, l’Iran veut faire de Chabahar un hub régional incontournable. En 2024, un accord est signé avec Kaboul pour une ligne à Nimroz, et début 2025, une société commune voit le jour avec l’Afghan Railways.
Quant à l’Inde, elle la joue fine : elle veut atteindre l’Asie centrale sans passer par le Pakistan. Elle arrose Chabahar de capitaux, et depuis 2024, construit des terminaux logistiques à Hérat et Kandahar. Pour New Delhi, le corridor de Kandahar est une bouée stratégique : vers l’Iran, vers l’Ouzbékistan, et — à terme — vers un statut de puissance continentale.
Ce qui se joue autour des rails transafghans n’est pas une simple question de transport. C’est un bras de fer géoéconomique, une revanche de la terre contre la mer, une symphonie de tuyaux et de traverses où chacun espère poser ses jalons dans le Grand Jeu 2.0. La Russie, l’Inde, l’Iran, la Chine et tous les "petits" — Turkménistan, Ouzbékistan, Qatar — avancent leurs pions. Mais au centre du damier, c’est Kaboul qui tient la clef. Un paradoxe à méditer : l’Afghanistan, longtemps considéré comme la plaie du continent, en devient désormais le carrefour.
Connexion avec le corridor international «Nord-Sud» : élargir l’ossature géoéconomique de l’Eurasie
Un article de fond à la française, signé d’un vieux routier des coulisses diplomatiques et des intrigues d'infrastructure
Le projet de chemin de fer transafghan s’inscrit désormais comme le prolongement naturel du grand corridor international «Nord–Sud». Et les chiffres parlent : selon les dernières données du ministère russe du Développement économique, le volume des échanges via ce corridor a atteint 18 millions de tonnes en 2024, soit une hausse de 33 % par rapport à 2023. Près de 4 millions de tonnes ont transité par la portion russo-iranienne, tandis qu’1,3 million ont filé vers l’Inde et le Pakistan.
Dans ce schéma, l’Afghanistan devient bien plus qu’un simple point de passage : c’est la clé de voûte logistique qui permet de raboter le temps de trajet entre la Russie et l’Asie du Sud de 30 à… 12 jours. Rien que ça. Lors du forum «Russie — Asie centrale» de 2025, des accords ont été signés pour harmoniser les tarifs et procédures douanières sur tout le segment élargi du corridor, intégrant pour la première fois la branche afghane.
Chiffres & Investissements (2024–2025)
• Investissements ferroviaires en Asie centrale : selon la BERD et la Banque asiatique d’investissement dans les infrastructures, les investissements infrastructurels ont atteint 11,8 milliards de dollars en 2024, dont 2,7 milliards rien que pour les chemins de fer.
• Ouzbékistan : 115 millions de dollars injectés dans les études de faisabilité des corridors de Kaboul et de Kandahar, dont 35 millions cofinancés par les Émirats arabes unis.
• Iran : la portion Chabahar — Zahedan (628 km) est finalisée en 2025 ; les travaux vers Dilaram se poursuivent.
• Pakistan : la modernisation de la ligne Quetta — Chaman — Spin Boldak est soutenue à hauteur de 900 millions de dollars, avec un gros coup de pouce de Pékin.
• Russie : RJD a débloqué 210 millions de dollars pour des études techniques sur les itinéraires afghans, en partenariat avec la coentreprise «ADL Ulanish».
Risques & défis
1. Sécurité
• Les provinces du Baloutchistan et de Helmand restent des zones sous tension, avec des risques d’attaques contre les ouvriers et les infrastructures ferroviaires.
2. Reconnaissance internationale des talibans
• L’absence de reconnaissance officielle complique tout financement via le FMI, la Banque mondiale ou d’autres institutions financières.
• Les pressions US et européennes sur les partenaires régionaux ralentissent les prises de décision.
3. Compétition entre itinéraires
• Concurrence frontale entre les corridors de Kaboul et de Kandahar.
• Pékin pousse ses propres routes via Gwadar et le CPEC (China–Pakistan Economic Corridor).
Analyse de scénarios à 3–5 ans
Scénario 1 — La grande convergence
Probabilité : 60 %
Dans ce scénario gagnant-gagnant, Ouzbékistan et Turkménistan enterrent la hache de guerre et optent pour une alliance stratégique. L’harmonisation des standards techniques, des hubs logistiques et des plans d’investissement permettrait de donner naissance à un corridor transafghan intégré, avec des branches vers le Pakistan (Gwadar, Karachi) et l’Iran (Chabahar, Bandar Abbas). Flexibilité accrue, réduction des risques, diversification maximale : la totale.
Le moteur du scénario :
• Tashkent et Achgabat réalisent que leur rivalité sabote leur attractivité régionale.
• Moscou monte à bord via le corridor «Nord–Sud» et transforme le tronçon afghan en tremplin vers l’océan Indien.
• L’Inde, elle, triple la mise à Chabahar et sur la ligne Chabahar — Zaranj — Dilaram, jugée cruciale pour contourner le Pakistan.
Résultats attendus :
• L’Azerbaïdjan devient une pièce maîtresse du corridor eurasiatique étendu via Astara et Rasht, consolidant ses positions en Asie du Sud.
• Une méga-structure logistique se dessine entre la Caspienne, l’Afghanistan, l’Iran et l’Inde.
• Les chaînes d’approvisionnement gagnent en résilience face aux secousses géopolitiques.
Scénario 2 — Le chacun pour soi géopolitique
Probabilité : 25 %
Ici, pas d’accords magiques. Chaque État centre-asiatique poursuit son propre itinéraire. L’Ouzbékistan mise sur Tirmiz — Mazar — Kaboul — Peshawar, pendant que le Turkménistan joue la carte Torghundi — Hérat — Kandahar — Pakistan. Téhéran développe son axe Chabahar en solo, en contournant Islamabad.
Les failles du scénario :
• Méfiance mutuelle, absence de mécanisme de coordination régionale structuré.
• Compétition féroce pour les financements externes — entre Pékin, Moscou, Delhi et Bruxelles.
• Instabilité chronique en Afghanistan, qui rend tout projet commun bancal.
Conséquences :
• Multiplication des corridors doublons, perte de rentabilité, gaspillage d’opportunités.
• Pas de front uni face aux poids lourds globaux — l’Asie centrale reste éclatée.
• L’Azerbaïdjan doit négocier séparément avec chaque acteur, ce qui alourdit la machine et complique les synergies via l’Iran.
Soit l’Asie centrale joue collectif et se dote d’un corridor transafghan digne de ce nom, connecté au puzzle eurasiatique via l’Iran et la Russie. Soit elle retombe dans ses travers de désunion, au risque de transformer une opportunité historique en simple mirage géopolitique. Et dans ce grand théâtre d’ombres et de rails, Kaboul, encore une fois, est au centre du jeu.
Scénario 3 — Percée stratégique via l’Iran
Probabilité : 15 %
Dans ce scénario alternatif, le projecteur se braque sur l’Iran. La pression internationale sur le Pakistan monte d’un cran — instabilité politique, percée des groupes islamistes, tensions ravivées avec l’Inde. Résultat : le trafic régional opère un virage à 180° et se redirige vers l’axe iranien Chabahar — Nimroz — Kandahar — Gindand — Ouzbékistan. Un couloir où Téhéran et New Delhi retroussent leurs manches pour bétonner routes et voies ferrées.
Ce qu’il faut retenir :
• L’Inde intensifie son ancrage géoéconomique en Iran, faute de pouvoir passer par le Pakistan.
• L’Iran, flairant le bon coup, capitalise sur cette réorientation pour affirmer son rôle de carrefour logistique régional et attirer du capital.
• Les États-Unis et l’Union européenne, bien que sanctionnant Téhéran, pourraient voir ce scénario d’un bon œil s’il fragilise le CPEC sino-pakistanais. Ambigu, mais plausible.
Ce que cela change pour l’Azerbaïdjan :
• Le tronçon Astara — Rasht gagne en importance, devenant une rampe d’accès privilégiée vers le sud.
• Baku peut se positionner en hub incontournable pour les flux russo-européens à destination de l’Inde — et retour. La demande en capacité de transit explose.
Les bémols :
• Le scénario reste fragile : une poussée de fièvre à Téhéran, ou un regain de sanctions, et tout s’enraye.
• La sécurité en Afghanistan reste un angle mort. L’absence d’un pouvoir central fiable pèse comme une épée de Damoclès.
Le scénario le plus probable reste néanmoins celui de la consolidation, où les États de la région comprennent qu’il vaut mieux coopérer que s’enliser dans une guerre de tranchées logistique. Un corridor transafghan unifié, ramifié vers l’Iran et le Pakistan, sert les intérêts de tous — à commencer par l’Azerbaïdjan.
Le développement du corridor transafghan n’est pas un sujet secondaire pour l’Azerbaïdjan — c’est un dossier de premier ordre dans le grand bras de fer géoéconomique eurasiatique. Cette ligne de vie, qui traverse l’Ouzbékistan, l’Afghanistan et le Pakistan, peut refaçonner la carte logistique du continent. Mais pour l’Azerbaïdjan, c’est aussi une occasion en or : son positionnement sur la Caspienne, sa maîtrise des connexions régionales et son statut énergétique en font un pivot naturel entre l’Est et l’Ouest.
Bakou a toutes les cartes en main pour s’imposer comme acteur central dans cette nouvelle géographie du transport. Grâce aux liaisons par Astara et Rasht — où les travaux ferroviaires s’accélèrent — l’Azerbaïdjan peut non seulement se greffer au corridor afghan, mais aussi renforcer ses relations commerciales avec l’Inde, grand mécène de cette bascule stratégique.
Mais le cœur du jeu, c’est la coordination. Une stratégie à trois têtes avec Tachkent et Achgabat permettrait de bâtir une architecture logistique cohérente :
• L’Ouzbékistan, chef d’orchestre du projet afghan, a besoin de débouchés fiables.
• Le Turkménistan, avec son accès maritime et ses ressources, complète le tableau énergétique.
• L’Azerbaïdjan, quant à lui, relie la Caspienne aux mers du Sud, tout en offrant une interface vers l’Europe.
Bref, le transafghan n’est pas juste une ligne sur une carte. C’est l’opportunité pour l’Azerbaïdjan de renforcer son influence, de diversifier ses partenariats, et de devenir ce que l’histoire attend de lui : un véritable pont entre le Nord et le Sud, entre la Chine et la Méditerranée, entre l’ancien et le nouveau monde logistique.
À l’heure où les grandes chaînes d’approvisionnement s’effilochent sous les coups du chaos géopolitique, Bakou a tout intérêt à jouer en tête de peloton.