AFFAIRE DE LA STATUE DE NATAVAN À ÉVIAN. UNE POÉTESSE AZERBAÏDJANAISE ET TCHÈQUE PUBLIE UNE LETTRE OUVERTE
Paris / La Gazette
Leyla Begim, poète, dramaturge, membre de l'Union des écrivains d'Azerbaïdjan, personnalité publique, fondatrice de la « société Natavan » en République tchèque publie une lettre ouverte à propos de la menace de destruction de la statue de la poétesse Natavan à Evian
« La nouvelle qu'en France, pays dont la déclaration des droits de l'homme est basée sur les principes des Lumières, il est question de démolir le monument à la Poétesse Khurshudbanu Natavan m'a énormément bouleversé...
Dans la patrie des poètes, écrivains et penseurs exceptionnels, dans la patrie des plus grands artistes et sculpteurs, dans la patrie de Rodin, on veut détruire une sculpture ?!
Le monument à la poétesse azerbaïdjanaise Khurshudbanu Natavan, dont les auteurs sont les sculpteurs nationaux d'Azerbaïdjan Salhab Mamedov et Ali Ibadullayev, est situé depuis 6 ans dans un petit jardin public, baptisé (avant d’être débaptisé sur ordre de la mairie) « Jardin d’Azerbaïdjan » de la ville française d'Evian-les-Bains, jumelée avec la ville azerbaïdjanais d'Ismayilli en 2015.
Cette magnifique sculpture, incarnation vivante de la poésie du marbre blanc, ne représente pas seulement l’Azerbaïdjan, où les cultures orientale et européenne d’un peuple multinational ont coexisté pendant des milliers d’années. La culture s’y reflète à la fois dans ses sanctuaires - synagogues, mosquées, églises, temples des adorateurs du feu et autres monuments historiques, parmi lesquels se trouvent des sculptures et des bustes érigés en l’honneur de personnalités européennes exceptionnelles telles que Wolfgang Amadeus Mozart, Nikola Tesla, Charles de Gaulle et bien d’autres d'autres.
Cette œuvre dédiée à la poétesse - la Femme de l'Est, qui a vécu et travaillé dans le Caucase (Chusha, Bakou, Tiflis) dans la seconde moitié du XIXe siècle, est la tentative de l'artiste de transmettre aux descendants non seulement une partie de la richesse spirituelle de son peuple, dont plusieurs dizaines de milliers sont citoyens français, mais parle aussi d'histoire, du lien entre deux peuples et deux civilisations, orientale et européenne.
Cette sculpture est un symbole universel : Khurshudbanu Natavan était non seulement la porteuse de la Parole vivifiante, mais aussi l'une des premières femmes personnalités publiques du Caucase.
Elle dirigeait une société littéraire et connaissait parfaitement plusieurs langues, dont le français.
En tant qu'épouse de Khasai Khan Utsmiev, qui a fait ses études en France à l'Académie de Saint-Cyr, Natavan connaissait personnellement de nombreux représentants de l'élite française, parmi lesquels Alexandre Dumas. Celui-ci, dans son « Voyage au Caucase », décrivant sa rencontre avec le couple Utsmiev à Bakou, raconta son admiration pour le talent, l’érudition et l’intelligence de la poétesse azerbaïdjanaise.
La démolition du monument à la poétesse équivaut à une déclaration de guerre à tous les représentants mondiaux de la culture.
Cela équivaut à l’abolition de tous les principes éducatifs.
Cela équivaut à la démolition de toutes les relations diplomatiques établies entre les deux pays depuis des décennies.
C’est la destruction du pont menant du passé au futur, à une civilisation plus avancée.
Le philosophe français Gilles Deleuze a qualifié les artistes de « médecins de la civilisation ». Et je suis tout à fait d'accord avec cette formulation, car aujourd'hui, alors que le monde est embrasé par le feu des guerres, qui, sinon les auteurs de cette sculpture, baptisée « la civilisation qui guérit », ici en France, nous parlent de l'unité du monde, des valeurs spirituelles universelles de l'Orient et de l'Occident, en évoquant le prologue de l’Évangile selon Saint Jean : « au commencement était la Parole » ?
En écoutant avec reconnaissance la voix du rédacteur en chef du journal La Gazette du Caucase, Jean Michel Brun, pleurant dans le désert, qui s'est levé pour défendre le monument, j'ai encore envie de croire que les paroles du grand Denis Diderot sur l'immortalité de la sculpture, « existant à la fois pour les aveugles et les voyants », sonnera en un cri victorieux dans cette monstrueuse bataille du bien et du mal, de la culture et de l'obscurantisme.
Prague, le 9 janvier 2024