Lagazette

L'ASIE CENTRALE, MIROIR DU DESTIN EURASIATIQUE

1 Avril 2025 13:40 (UTC+01:00)
L'ASIE CENTRALE, MIROIR DU DESTIN EURASIATIQUE
L'ASIE CENTRALE, MIROIR DU DESTIN EURASIATIQUE

Paris / La Gazette

Pendant que les horloges géopolitiques du monde battent la mesure sur le front ukrainien, où la guerre semble s’enliser dans une forme de conflit à basse intensité, une autre bataille, bien plus feutrée mais tout aussi décisive, se joue à l’Est. L’Asie centrale. Ce vieux carrefour des empires, ce sas des routes stratégiques, redevient le ring d’un bras de fer entre grandes puissances. Et cette fois, aux manettes : deux vieux camarades de jeu sans alliance formelle – la Russie et la Chine.

Sur le papier, les discours dégoulinent de courtoisie. À les entendre, c’est presque l’amour vache : partenariat stratégique, complémentarité, coopération tous azimuts. Mais dans les coulisses, les gestes trahissent une rivalité de plus en plus marquée. Et surtout, une empoignade pour ce qui, désormais, vaut de l’or dans la région : la sécurité.

Qui va tenir la baraque maintenant que l’Occident a plié bagage ?
Qui va écrire les règles du jeu dans la nouvelle architecture sécuritaire ?
Et surtout, combien de temps encore ce « couple de raison » Moscou-Pékin va-t-il tenir avant que les intérêts divergents ne fassent tout péter ?

Du garde-barrière au flic numérique

Depuis l’effondrement de l’URSS, Moscou s’est arrogé le rôle de vigile régional. Bases militaires, présence dans l’OTSC, livraison d’armements, académies militaires — toute la panoplie de la puissance douce à la russe. Longtemps, pour les ex-républiques soviétiques, sécurité rimait avec Russie.

Mais voilà, un nouveau joueur monte sur scène. Moins sentimental, carrément plus musclé sur le plan technologique et surtout, blindé de cash : la Chine. À la force brute, Pékin préfère les smart cities, la cybersécurité, les prêts souples et des boîtes de sécu privées qui bossent en costard-cravate avec le Parti dans la poche. Pékin ne vend pas seulement la sécurité : il la programme, avec un firmware made in China. Huawei et Hikvision, ce ne sont plus de simples marques : ce sont les nouveaux attachés militaires, version numérique.

Question rhétorique : pendant combien de temps encore les élites centrasiatiques vont-elles continuer à miser sur les vieux T-72 rouillés de Moscou quand Pékin leur file des caméras thermiques, des satellites et des lignes de crédit aux petits oignons ?

Afghanistan, ce révélateur grandeur nature

L’Afghanistan, désormais, n’est plus un État en marge : c’est devenu le test de résistance des ambitions sino-russes. Moscou, lessivée par la lessiveuse ukrainienne, jette de nouveau un œil vers le sud. On ressort les vieux outils : l’OTSC, la CEI, et même quelques projets fumeux d’intégration régionale avec Kaboul.

Mais Pékin, lui, la joue autrement. Officiellement, il ne reconnaît pas les talibans. Officieusement, il tisse sa toile. Tournées diplomatiques, rencontres avec les services afghans, promesses d’investissements : le Dragon ne parle pas, il agit. Pour les États centrasiatiques, pétrifiés à l’idée d’un djihadisme transfrontalier, la Chine commence à faire figure de médiateur pragmatique. Et ce n’est pas rien.

Ce jeu d’influence sur un territoire tampon en mode chaos contrôlé, ça sent furieusement le remake du XIXe siècle, quand Britanniques et Russes se disputaient la Haute-Asie dans ce qu’on appelait alors le Great Game. Sauf qu’ici, plus de colonels barbus en chapeau de brousse. Place aux CEOs, aux diplomates branchés et aux logiciels de surveillance made in Shenzhen.

Le vernis institutionnel, terrain de lutte feutrée

On pourrait croire que l’OCS, l’OTSC ou encore la CEI sont des forums où tout le monde se tient la main en chantant l’hymne de l’unité eurasiatique. En réalité, c’est là que le vrai match se joue. La guerre des modèles, à coups de mémos et de postures de façade.

Prenez le sommet de Chengdu, en décembre 2024. Officiellement, il s’agissait de lutter contre les « trois fléaux » (extrémisme, terrorisme, séparatisme). Mais en coulisse, la Chine y testait sa propre version d’un système de sécurité collective, en douce, sans trop froisser Moscou. Sauf que Moscou, elle, sent bien que ça coince. Mais pour l’instant, elle serre les dents, incapable ou peu désireuse de rentrer dans le lard. Elle se raccroche à son leadership symbolique, comme on s’agrippe à une vieille relique.

Image parlante : si la Russie était autrefois le chef d’orchestre de la région, la Chine, elle, ne se contente plus de suivre la partition. Elle sort son propre instrument et joue sa propre mélodie.

Celui qui saura captiver l’oreille des élites — et des peuples — d’Asie centrale imposera le tempo du futur. Et pour l’instant, dans cette nouvelle grande symphonie eurasienne, le Dragon est en train d’accorder ses violons bien plus vite que l’Ours ne fait rugir ses tambours.

Conséquences pour la région : la partie est bien plus risquée qu’on ne le croit

Aujourd’hui, l’Asie centrale avance en funambule au-dessus du vide. Non pas parce que les menaces sont trop grandes, mais parce que les choix sont trop tordus. D’un côté, on a la Russie, avec ses institutions poussiéreuses, ses officiers à l’ancienne et sa rhétorique rodée façon soviéto-nostalgie. De l’autre, la Chine, qui ne propose pas qu’un gilet pare-balles, mais un ticket d’entrée pour la mondialisation version Pékin : la BRI (« Une ceinture, une route »), les flux logistiques XXL, et le jackpot économique en prime.

Et au milieu, des États qui jouent les équilibristes : il ne s’agit plus de choisir un camp, mais d’éviter d’en froisser un autre. On ne pense plus en termes d’alliances, mais en termes de dommages collatéraux diplomatiques.

Le message est clair : si Pékin parvient à institutionnaliser son modèle de sécurité, c’est tout l’ancrage post-soviétique de la région qui saute. Et à ce moment-là, les incantations sur la « fraternité eurasiatique » ne sauveront pas Moscou. Car au royaume du vide stratégique, c’est celui qui a le plan le plus crédible qui rafle la mise.

Accalmie avant la tempête

L’Asie centrale n’est ni la cour arrière de la Russie, ni un simple pipeline géant pour les ambitions commerciales chinoises. C’est le nouveau théâtre d’une Grande Partie d’Échecs, dont l’enjeu est l’avenir même de l’Eurasie.

À mesure que les canons se taisent à l’est de l’Ukraine, d’autres nuages s’amoncellent au sud de la Russie. Moscou, lessivée, à court de souffle et de cash, est obligée de défendre ses positions là où elle croyait jouer à domicile. Pékin, lui, ne propose pas l’amitié — il propose une option. Un choix de société, de méthode, d’avenir.

Et c’est là le paradoxe : le gel du conflit ukrainien pourrait bien faire fondre la glace ailleurs. Pas à Kharkiv, ni à Donetsk, mais à Douchanbé, à Tachkent ou à Bichkek. La guerre froide version 2025 ne se joue plus entre blocs, mais entre visions.

À la fin, qui incarnera la stabilité : le soldat russe en treillis ou la caméra chinoise à reconnaissance faciale ? Celui qui apportera la réponse convaincante ne gagnera pas une bataille — il dessinera le visage de l’Eurasie de demain.

L’illusion du partenariat : autopsie d’un double langage

À chaque sommet, on nous rejoue le refrain : « partenariat stratégique global », « coopération sans limites », « front commun contre l’hégémonie occidentale ». Mais derrière les sourires de façade et les communiqués soigneusement polis, la réalité grince.

Ce prétendu tandem Moscou-Pékin, c’est un pacte de non-agression déguisé, un accord temporaire entre deux géants qui se jaugent et se craignent. L’un essaie de préserver ce qui lui reste de grandeur impériale ; l’autre déploie ses ailes avec la précision d’un ingénieur de Shenzhen.

Moscou veut conserver ses anciens terrains de chasse, ces marges post-soviétiques où elle croit encore avoir la main. Car là réside ce qu’il lui reste d’aura géopolitique. Pékin, lui, voit l’Asie centrale comme un tremplin pour un nouveau type de puissance : plus de colonialisme, plus de casques bleus, mais des normes, des câbles, des data centers et des plateformes logistiques.

Le pouvoir version XXIe siècle, ce n’est plus le tank, c’est l’algorithme. Et dans cette guerre douce, ce n’est pas toujours le plus bruyant qui gagne. C’est celui qui s’infiltre. Tranquillement. Silencieusement. Radicalement.

La Chine, architecte de demain. La Russie, restauratrice d’hier. Voilà la faille — béante, irrémédiable — que ni les manœuvres militaires communes, ni les discours de façade sur une « amitié éprouvée par le temps » ne peuvent maquiller.
Et c’est précisément dans cette divergence de vision que couve le vrai clash : un choc des mondes, des temporalités, des ambitions.

Et maintenant ? Tour d’horizon des scénarios géopolitiques

Scénario 1 : L’équilibrisme maîtrisé. Les républiques d’Asie centrale poursuivent leur danse millimétrée entre Moscou et Pékin, cueillant les fruits des deux géants sans jurer fidélité à aucun. Ce jeu d’équilibriste — déjà bien rodé au Kazakhstan et en Ouzbékistan — peut durer tant que l’ours et le dragon se contentent de se jauger sans sortir les crocs. Mais si la rivalité monte d’un cran, le numéro d’équilibre risque vite de tourner à la chute libre.

Scénario 2 : Le glissement tranquille vers Pékin. Plus Pékin inonde la région de fibres optiques, de crédits souples et de techno-sécurité, plus le logiciel chinois devient la norme par défaut. Pas besoin de pactes ou de traités en fanfare : l’Asie centrale pourrait tout simplement s’aligner sur la Chine par capillarité économique et numérique. C’est probablement le scénario le plus crédible à court terme.
Mais la vraie question est ailleurs : jusqu’où Moscou laissera-t-elle faire ?

Scénario 3 : Le bras de fer musclé. Si la Russie sent le tapis glisser sous ses bottes — notamment après la fin des hostilités actives en Ukraine — elle pourrait opter pour la manière forte : pression militaire via l’OTSC, déstabilisations internes à bas bruit, ou même un retour aux vieux réflexes de la guerre d’influence version KGB.
Un scénario explosif, certes. Mais pas si farfelu, surtout si l’Amérique de Trump décide de revenir jouer les arbitres sur ce terrain laissé vacant.

L’Asie centrale, miroir du destin eurasiatique

Ce n’est plus un simple tampon géographique. L’Asie centrale est devenue le laboratoire de la bascule du monde, l’endroit où se testent les modèles, où se reconfigurent les équilibres.
Si Pékin parvient à remplacer Moscou sur le terrain ultra-sensible de la sécurité, ce ne sera pas un simple changement de fournisseur. Ce sera le basculement définitif du centre de gravité eurasiatique vers l’Est, version mandarine.

L’Asie centrale devient alors le baromètre ultime :La Russie est-elle encore un pôle d’attraction ?
Ou bien n’est-elle plus qu’une banlieue du futur sinisé ?

Le partenariat Moscou-Pékin ressemble de plus en plus à un mariage de convenance. Et l’Histoire regorge de divorces aussi glacés que brutaux.
La vraie question n’est pas "si". C’est "quand", "où" et "à quel prix".

Et il est fort possible que la première scène de ce divorce géopolitique se joue à Tachkent, Douchanbé ou Bichkek — dans cette région où chaque carrefour est un choix, chaque route un pari.

Peut-être alors que l’on se rappellera les mots de Machiavel :

« Vaut-il mieux être aimé ou être craint ? Et si l’on ne peut être les deux, mieux vaut être craint. »

Très bientôt, nous saurons qui du Dragon ou de l’Ours aura choisi la peur — et qui restera prisonnier de l’illusion de l’amour.

Loading...
L'info de A à Z Voir Plus