ASIE CENTRALE: DÉCHIRÉE PAR LA GUERRE ÉCONOMIQUE CHINE-USA

L'Asie centrale, ce vieux carrefour où les empires croisaient le fer et où les caravanes marchandes cédaient la place aux pipelines de pétrole, de gaz et aux flux d'investissements, est de nouveau au cœur des turbulences géopolitiques. Aujourd'hui, cette terre aride et stratégique se retrouve prise en étau dans une bataille économique titanesque. Les États-Unis et la Chine s'affrontent sans merci, non pas avec des missiles, mais avec des tarifs douaniers, des sanctions et des projets d'investissement. Et cette guerre n'a pas épargné l'Asie centrale — au contraire, elle en est devenue l'épicentre.
Pékin avance méthodiquement, tissant sa toile d'influence économique comme si l'antique route de la soie reprenait vie, mais cette fois-ci avec des caravanes qui filent sur des autoroutes modernes et des lignes ferroviaires à grande vitesse. Les investissements chinois déferlent sur l'Asie centrale comme un raz-de-marée financier, et chaque nouvelle usine, centrale électrique ou projet logistique ressemble à un nouveau nœud dans ce filet tentaculaire qui enserre peu à peu la région.
Washington, lui, joue une tout autre carte. Pas de grandes manœuvres tapageuses, mais des coups chirurgicaux, façon joueur d'échecs. L'Amérique avance avec précision, prenant soin de s’ancrer dans des secteurs stratégiques clés. Pressions diplomatiques, aides économiques ciblées et investissements dans les industries critiques — des métaux rares aux infrastructures — font partie de son arsenal.
Et Moscou dans tout ça ? Moscou, c’est le vieux garde en haut des remparts, fatigué mais toujours debout. Affaiblie par les sanctions, la Russie s’accroche encore à son influence en Asie centrale, s’appuyant sur ses liens historiques, ses attaches culturelles et sa dépendance économique réciproque avec la région. Le commerce, l’énergie et les flux migratoires maintiennent Moscou à flot dans cette tempête de concurrence mondiale.
Aujourd’hui, l’Asie centrale n’est plus juste un point sur la carte. C’est un échiquier, un champ de bataille et, en même temps, une scène où les grandes puissances écrivent une nouvelle page de l’histoire géoéconomique. La vraie question est de savoir si la région saura un jour se transformer d’arène de combat en force indépendante, capable non seulement de survivre, mais aussi d’imposer ses propres règles dans cette partie serrée.
La montée en puissance de l'influence économique chinoise dans la région
Les mesures protectionnistes instaurées par Washington ont poussé Pékin à renforcer ses liens économiques avec les régions voisines, y compris l'Asie centrale. Selon les données des douanes chinoises, le commerce entre la Chine et les pays d'Asie centrale a atteint un niveau record de 89,4 milliards de dollars en 2023. C’est 31 % de plus qu’en 2022, un chiffre qui illustre clairement la montée en puissance de Pékin dans la région.
À titre de comparaison, les échanges commerciaux entre les États-Unis et le Kazakhstan — la plus grande économie d’Asie centrale — n’ont atteint que 3,4 milliards de dollars en 2024. Un écart qui en dit long sur le déséquilibre des rapports de force économiques entre les deux géants mondiaux.
Pékin mise particulièrement sur les projets d’infrastructures. Dans le cadre de son initiative « La Ceinture et la Route » (BRI), la Chine finance la construction de voies ferrées, d’autoroutes et de centres logistiques. Par exemple, le Kazakhstan a bénéficié de plus de 5 milliards de dollars d’investissements pour moderniser son réseau de transport reliant le pays aux provinces occidentales de la Chine.
Si les investissements chinois offrent des opportunités économiques indéniables, les pays d’Asie centrale se retrouvent aussi face à des risques de dépendance excessive. Le Kazakhstan, le Turkménistan et l’Ouzbékistan deviennent progressivement captifs du marché chinois, notamment en matière d'exportations de ressources énergétiques et minières.
Le Turkménistan est particulièrement vulnérable : plus de 80 % de ses exportations de gaz sont destinées à la Chine. Une réduction des achats chinois pourrait plonger Achgabat dans une grave crise économique. Par exemple, en 2020, la pandémie de COVID-19 a provoqué une chute de 15 % des importations chinoises de gaz turkmène, entraînant de lourdes difficultés financières pour le pays.
Conscientes de la nécessité de diversifier leurs partenaires commerciaux, les nations d'Asie centrale ont intensifié leurs relations avec l'Union européenne et les États-Unis. Le Kazakhstan et l'Ouzbékistan ont ainsi signé plusieurs accords stratégiques avec l'UE concernant l'exportation de terres rares et de minéraux critiques, des ressources essentielles pour les secteurs de haute technologie.
Washington, de son côté, a également multiplié les démarches diplomatiques dans la région. En octobre 2023, le secrétaire d’État américain Antony Blinken s’est entretenu par téléphone avec le ministre des Affaires étrangères de l'Ouzbékistan pour discuter des exportations de terres rares. Parallèlement, le Kazakhstan s’est imposé comme un acteur clé dans ce secteur grâce à ses 15 gisements de métaux rares recensés sur son territoire.
Les pays d’Asie centrale regorgent de gisements de terres rares, ces ressources stratégiques indispensables à la production d’équipements électroniques, de batteries, de systèmes de navigation et de technologies de défense. Selon les estimations des experts, le Kazakhstan pourrait couvrir jusqu’à 8 % du marché mondial des terres rares.
L’Ouzbékistan, lui aussi, accélère l’extraction de minéraux critiques et renforce sa coopération avec l’Union européenne. En 2023, Tachkent a conclu un accord avec l’UE d’une valeur de 1,2 milliard de dollars pour l’exploitation de nouveaux gisements miniers.
Les États-Unis et l’Union européenne ont également jeté leur dévolu sur les ressources énergétiques de la région. Dans le cadre des efforts de l’UE visant à réduire sa dépendance aux hydrocarbures russes, les pays d’Asie centrale apparaissent comme des fournisseurs stratégiques de pétrole et de gaz.
En 2023, le Kazakhstan a exporté plus de 10 millions de tonnes de pétrole vers l’Europe, soit une hausse de 22 % par rapport à l’année précédente. Pour sécuriser cette coopération énergétique, l’Union européenne investit activement dans la modernisation du secteur pétrolier kazakh.
Une Asie centrale tiraillée entre Pékin et Washington
Cette situation place désormais l’Asie centrale au cœur d’une rude concurrence entre les États-Unis et la Chine. Tandis que Pékin renforce son emprise grâce à son offensive économique massive, Washington mise sur les ressources stratégiques et la diplomatie.
Les États de la région doivent désormais jouer les équilibristes entre ces deux géants. Le Kazakhstan et l’Ouzbékistan s’efforcent de préserver leur neutralité, exploitant habilement cette rivalité économique pour maximiser leurs bénéfices. En revanche, le Kirghizistan et le Tadjikistan, disposant de ressources plus limitées, n’ont d’autre choix que de s’en remettre aux investissements chinois, ce qui les rend particulièrement vulnérables à la pression économique de Pékin.
Face à l’intensification de la guerre commerciale, l’Asie centrale pourrait soit tirer profit de cette compétition pour attirer davantage d’investissements, soit au contraire se retrouver plongée dans une spirale d’instabilité économique. L’influence croissante de la Chine, la montée des dettes contractées auprès de Pékin et les menaces de sanctions américaines créent un climat incertain pour la stabilité financière de la région.
Dans ce contexte, les pays d’Asie centrale doivent redoubler d’efforts pour trouver un juste équilibre entre les investissements occidentaux, l’influence chinoise et les initiatives économiques régionales. La réussite de cette stratégie dépendra largement de leur capacité à nouer des partenariats diversifiés et à élargir leurs débouchés commerciaux.
En dépit de la mobilisation diplomatique de Washington et de ses annonces sur le renforcement de ses investissements dans la région, la présence économique des États-Unis en Asie centrale reste modeste. D’après le ministère américain du Commerce, les investissements directs américains dans les pays d’Asie centrale se sont élevés à moins de 2 milliards de dollars en 2023, un montant bien inférieur aux flux d’investissements chinois et russes.
Les experts expliquent cette situation par la politique économique isolationniste adoptée par Washington. Depuis l’arrivée au pouvoir de Donald Trump en 2017, les États-Unis ont adopté une approche protectionniste, limitant l’implication des entreprises américaines dans les projets internationaux. Cette stratégie a freiné l’expansion économique américaine en Asie centrale.
Washington espère néanmoins tirer parti des ressources stratégiques de la région pour s’assurer une place sur le marché des minéraux critiques, notamment les terres rares, indispensables aux industries de pointe. Toutefois, l’absence de projets d’envergure et de véritables investissements infrastructurels compromet sérieusement les chances des États-Unis de renforcer significativement leur influence économique en Asie centrale.
La Chine conserve sa position dominante
Contrairement aux États-Unis, Pékin renforce activement son influence économique en Asie centrale, consolidant ainsi sa position de leader régional. Selon les données du ministère chinois du Commerce, en 2023, la Chine a investi plus de 15 milliards de dollars dans les pays d'Asie centrale, soit une augmentation de 40 % par rapport à l'année précédente.
Ces investissements chinois sont particulièrement visibles au Kazakhstan, la plus grande économie de la région. Pékin finance la construction de zones industrielles, de plateformes logistiques et d'infrastructures de transport. Dans le cadre de l'initiative « La Ceinture et la Route » (BRI), la Chine a ainsi injecté plus de 5 milliards de dollars pour développer le corridor de transport reliant l'ouest de la Chine à l'Europe via le Kazakhstan.
De plus, Pékin accroît ses achats en ressources énergétiques dans la région. En 2023, la Chine a importé du pétrole kazakh pour une valeur de 12 milliards de dollars, représentant plus de 20 % des exportations pétrolières du Kazakhstan.
Le Turkménistan, en revanche, apparaît particulièrement vulnérable face à cette expansion économique chinoise. Plus de 80 % de ses exportations de gaz naturel sont destinées à la Chine. Toute fluctuation dans l'économie chinoise ou réduction des importations par Pékin pourrait donc sérieusement déstabiliser l’économie d'Achgabat.
La Russie : une influence économique face à la pression des sanctions
Malgré les sanctions occidentales imposées à la Russie en raison du conflit en Ukraine, Moscou maintient des liens économiques solides avec les pays d'Asie centrale. En 2023, le volume des échanges commerciaux entre la Russie et les pays de la région a atteint environ 42 milliards de dollars, faisant de Moscou le deuxième partenaire commercial de l'Asie centrale après Pékin.
Les entreprises russes restent actives dans les projets énergétiques et de transport. Par exemple, Gazprom et Lukoil poursuivent leurs projets communs d’exploitation d’hydrocarbures au Kazakhstan et en Ouzbékistan, tandis que les Chemins de fer russes (RJD) participent à la modernisation du réseau ferroviaire régional.
Par ailleurs, les flux de migrations de travailleurs continuent de jouer un rôle clé. Selon la Banque centrale de Russie, en 2023, les transferts d’argent effectués par les travailleurs migrants depuis la Russie vers les pays d’Asie centrale ont dépassé 10 milliards de dollars. Ces envois de fonds restent une source de revenus essentielle pour le Kirghizistan, le Tadjikistan et l’Ouzbékistan.
L’équilibre des forces et les perspectives régionales
L’Asie centrale ressemble aujourd’hui à un échiquier où trois puissances majeures — la Chine, les États-Unis et la Russie — avancent leurs pions pour renforcer leur influence économique. Chacune de ces puissances cherche à piéger ses rivaux en les plaçant dans une position défavorable.
Pékin agit avec la précision d’un stratège chevronné, tissant patiemment sa toile commerciale et logistique. Son influence économique ne se limite pas à des contrats commerciaux : il s’agit d’une véritable expansion infrastructurelle, qui s’enracine profondément dans les terres d’Asie centrale. Autoroutes, lignes ferroviaires, zones industrielles — autant de fils dans la toile que Pékin tisse méthodiquement, rendant chaque parcelle du territoire de plus en plus dépendante de sa puissance économique.
Washington, quant à lui, joue une partie différente. Les États-Unis préfèrent se concentrer sur des secteurs clés, sélectionnant avec soin les domaines stratégiques comme les métaux rares, l’énergie et les technologies de pointe. À l’image d’un joaillier qui choisit les pierres les plus précieuses, Washington cherche à verrouiller les créneaux où sa domination est vitale pour contrer l’emprise grandissante de Pékin.
Et Moscou ? Moscou ne se précipite pas, mais ne lâche pas non plus ses positions. La Russie ressemble à un vieil arbre solidement enraciné dans les terres d'Asie centrale. Ses liens commerciaux, ses attaches culturelles et la dépendance des travailleurs migrants envers l’économie russe maintiennent son influence malgré les sanctions et les secousses économiques. La Russie n’avance peut-être pas avec la même vivacité que ses concurrents, mais elle reste un acteur incontournable dans cette partie.
Cependant, l’avenir de l’Asie centrale ne dépend pas uniquement de ces trois géants. Le Kazakhstan, l’Ouzbékistan et le Turkménistan ne sont plus de simples pions sur l’échiquier, mais des pièces de plus en plus influentes qui affirment leurs propres ambitions. Riches en ressources énergétiques et minérales, ces pays pourraient devenir des acteurs clés s’ils parviennent à adopter une politique étrangère équilibrée et à tirer parti des rivalités entre grandes puissances.
L’avenir de l’Asie centrale oscille entre opportunités et menaces. La région choisira-t-elle de se rapprocher davantage de la Chine et de son flot d’investissements apparemment sans fin ? Ou bien préférera-t-elle se tourner vers l’Occident, misant sur les nouvelles technologies et les investissements européens et américains ? Peut-être encore tentera-t-elle de suivre la voie de l’autonomie économique, jonglant habilement entre les géants mondiaux pour préserver son indépendance ?
La réponse à cette question ne se décide pas uniquement dans les coulisses diplomatiques. Elle se joue aussi sur les routes et les pistes qui serpentent les steppes et les montagnes d’Asie centrale. Car cette région n’a jamais été qu’un simple carrefour commercial — elle est et restera une scène où l’histoire se forge au croisement des ambitions, des stratégies et des coups inattendus.